IV
L’APPAT

Le tonnerre des pièces de salut roulait en échos. La petite escadre vint bout au vent et les vaisseaux jetèrent l’ancre l’un après l’autre.

Bolitho se tenait près des filets. Il put constater à quel point Keen était soulagé. La manœuvre avait été convenablement exécutée en dépit des nombreux novices que l’on comptait partout.

Il se retourna pour admirer Gibraltar, cette masse rocheuse qui s’élevait à l’avant du ciel. Par le passé, ce lieu avait toujours constitué un refuge, un mouillage sûr. À présent, il se montrait sous un jour menaçant.

Il y avait peu de bâtiments de guerre sur le site, et ils étaient mouillés loin de la jetée, près du transport pénitentiaire Philomèle et de quelques autres navires. Plusieurs canots de rade patrouillaient lentement. Bolitho vit qu’ils avaient embarqué quelques tuniques rouges ; tous étaient armés d’au moins un pierrier. La situation était donc grave.

— Nous convoquerons les commandants à bord dès aujourd’hui.

Keen pointa sa lunette vers un canot qui s’approchait du vaisseau amiral.

— Amiral, je crois que nous avons un visiteur.

Le canot mourut sur son erre, puis mit avirons à scier et vint enfin s’immobiliser sous le porte-cadènes de grand mât. L’armement avait les yeux fixés sur le gros deux-ponts, comme s’il appartenait à un autre monde.

Un capitaine de vaisseau ancien se tenait dans la chambre et il cligna des yeux en regardant la dunette.

— Il m’est impossible de monter à bord, sir Richard ! Je dois vous dire que le gouverneur a pris le commandement, l’amiral est souffrant.

Il avait adopté un ton calme et lent, comme s’il était conscient de tous les yeux et de toutes les oreilles qui essayaient d’évaluer la gravité de la situation.

Bolitho s’approcha de la coupée et se pencha pour voir le canot. Ceux qui s’y trouvaient auraient sans doute donné tout ce qu’ils possédaient pour monter à bord, sans se soucier de l’épidémie qu’ils pouvaient répandre sur le bâtiment.

Le capitaine de vaisseau, brûlé par le soleil, qui se tenait dans le canot, reprit :

— J’ai envoyé un brick courrier à Lord Nelson, la Luciole.

Bizarrement, Inch était le seul d’entre eux à avoir jamais rencontré le petit amiral et il ne se lassait pas de raconter la chose. À présent, Adam aurait peut-être la même chance.

Le capitaine de vaisseau ajouta :

— J’ai cru comprendre que des femmes d’officiers ont pris passage avec votre escadre, sir Richard. Je me dois de vous dire que, si elles débarquent, c’est tout de suite. Elles ont le droit de rejoindre leurs maris si elles le souhaitent, mais elles ne pourront repartir tant que l’épidémie n’est pas terminée.

Bolitho voyait l’Oronte danser sur son câble, un canot de rade patrouillant à proximité pour dissuader qui que ce fût de tenter de descendre à terre.

Ils allaient devoir faire preuve d’imagination. Eau douce, vivres, réparations, l’escadre avait besoin de tout cela et de bien plus encore.

— J’ai des dépêches de la part du gouverneur, sir Richard.

On leur passa une sacoche sur le porte-cadènes, à bout de gaffe. Bolitho vit Carcaud, le grand assistant du chirurgien, se pencher pour la mettre dans un sac de flanelle. Même pour si peu de chose, Tuson ne prenait aucun risque.

Bolitho sentit que Keen le regardait lorsqu’il répondit :

— Toutes ces dames sont à bord de l’Hélicon. J’ai une femme à bord de mon propre bâtiment.

L’officier haussa les épaules comme pour s’excuser.

— Si elle n’a rien à voir avec la garnison, sir Richard, j’ai le regret de vous informer que personne d’autre ne peut descendre à terre.

Le canot s’éloigna, mais sans trop d’énergie. Le capitaine de vaisseau agita sa coiffure :

— Je vais immédiatement aller prendre les dames, amiral !

C’était fini.

Keen dit à voix basse :

— Vous ne lui avez pas dit que cette fille était prisonnière, amiral ?

Bolitho regardait le sac de flanelle que l’on emportait à l’arrière.

— Je ne me rappelle pas qu’il l’ait demandé, Val.

Il quitta l’endroit à l’ombre où il se trouvait et se tourna vers le Rocher, dont l’antique citadelle maure était comme suspendue dans la brume de chaleur.

— Le gouverneur pourrait très bien la faire jeter au cachot, Val. Il a décrété l’état de siège, et une fille en plus ou en moins ne ferait guère de différence.

Keen le regarda s’éloigner. Ses officiers l’attendaient avec leurs demandes diverses, leurs listes.

Bolitho allait avoir à fouiller dans ses dépêches, histoire de les comparer avec les ordres qu’il avait reçus de l’Amirauté. C’était une écrasante responsabilité envers ses bâtiments comme envers ses hommes. Par-dessus le marché, il avait trouvé le temps de s’occuper de la demoiselle Zénoria. Comment avait-il pu ?

Keen se retourna pour s’occuper de ses officiers.

— Eh bien, monsieur Paget, par quoi commençons-nous ?

Son visage était calme, il était redevenu le capitaine de pavillon. Si jamais les autorités avaient vent de cette affaire, le nom de Bolitho serait sali lui aussi. Et pourtant, il n’avait pas hésité.

Allday, qui se trouvait près du chantier, jeta un coup d’œil au canot peint en vert et fronça le sourcil. On ne risquait guère de le mettre à l’eau, en tout cas ici, à Gibraltar. Il monta dedans pour inspecter la coque lisse en se mordant la lèvre comme s’il craignait de voir resurgir cette douleur à la poitrine. Le canot était à demi rempli d’eau, ce qui évitait aux coutures de s’ouvrir au soleil. Il jeta un coup d’œil à Bankart et lui fit un grand sourire :

— Pas mal pour un début, mon gars.

Il était heureux, encore qu’un peu étonné de la tournure qu’avaient prise les événements, qui lui avaient procuré un fils. C’était étrange. Ils se parlaient beaucoup, mais, en dehors de la défunte mère de Bankart, ils n’avaient rien en commun, si ce n’était la marine. C’était au demeurant un garçon agréable et il n’abusait pas de sa modeste autorité de maître d’hôtel adjoint comme il aurait très bien pu le faire.

Allday sauta sur le pont et lui dit :

— C’est l’heure d’aller s’en jeter un. On n’aura pas besoin de nous dans l’immédiat – lui désignant l’arrière : L’amiral est trop occupé pour tailler une bavette, fit-il observer.

Bankart se baissa pour passer sous le passavant et demanda :

— Comment est-il ? J’ai entendu dire que vous étiez avec lui depuis…

Allday le regarda avec affection :

— Depuis le jour de ta naissance, à peu de chose près, mon garçon. C’est quelqu’un d’admirable, de courageux et de loyal envers ses hommes.

Il songeait à la fille, affublée de ses habits d’aspirant. Pour sûr, ça péterait des flammes si Keen faisait pas gaffe. Il avait entendu des marins se livrer à des paris sur les affaires du commandant avec elle : « Un officier, ça aurait tort de se gêner. C’est pas comme le mathurin, qui peut toujours se brosser. »

Allday avait fait taire l’insolent d’un coup de poing, mais bien d’autres n’en pensaient pas moins.

— Je te prendrai avec moi à la maison lorsque nous serons rentrés. C’est une grande demeure, mais ils m’ont trouvé de la place, comme ils font avec tous les leurs.

Parler de Falmouth le mettait soudain mal à l’aise. Il avait vu la déception de Bolitho se changer en rancœur après une chose que lui avait dite ou faite Lady Belinda.

Allday était prêt à défendre Bolitho n’importe où, contre n’importe quoi, mais il avait de la sympathie pour sa jeune et jolie femme. Succéder à Cheney n’était pas une tâche facile. Et Bolitho devait l’admettre ; il ne pouvait revenir en arrière.

Il chassa ces pensées moroses en reniflant l’odeur entêtante du rhum.

— Un bon coup, voilà ce qu’il nous faut.

Le chirurgien se tenait dans l’embrasure de la chambre de fortune et essuyait ses gros doigts sur un linge lorsque Keen arriva. Le commandant jeta un regard au fusilier de faction, dont le visage livide ruisselait de sueur. En dépit des voiles que l’on avait grossièrement tendues au-dessus des panneaux, l’atmosphère était chaude et sans un souffle.

— Comment va-t-elle ?

— J’ai ôté le pansement, commandant, lui répondit Tuson après l’avoir fixé pendant quelques secondes.

Keen entra. La jeune fille était assise sur un tabouret, ses cheveux libérés du ruban lui couvrant les épaules.

— Avez-vous encore très mal ? lui demanda-t-il.

— C’est supportable, monsieur, lui répondit-elle en levant les yeux vers lui – et, faisant lentement jouer les épaules sous sa chemise : Je me sens encore raide, lâcha-t-elle avec une grimace.

Elle sembla comprendre soudain que sa chemise d’emprunt s’était entrouverte et la referma d’un geste vif. Elle reprit :

— J’ai appris ce qui s’était passé aujourd’hui. À mon sujet.

Elle leva les yeux ; l’anxiété faisait briller son regard.

— Va-t-on me renvoyer à bord de ce navire, monsieur ? Je me tuerai plutôt…

— Non, lui répondit Keen. Ne parlez pas de cela.

De l’embrasure, Tuson les regardait. Le capitaine de vaisseau, grand, élégant, et la jeune fille aux longs cheveux assise sur son tabouret. Tout les séparait, et pourtant on devinait comme un puits de lumière entre eux. Il s’éclaircit la gorge :

— Je vais aller chercher un onguent pour votre blessure, mon enfant – et, à l’adresse de Keen : Je reviens dans une dizaine de minutes, commandant, ajouta-t-il avant de tourner les talons.

Elle lui demanda :

— Voudriez-vous venir vous asseoir à côté de moi, monsieur ?

Elle lui montra un coffre massif, puis lui fit un grand sourire.

C’était la première fois que Keen la voyait souriante. Elle continua :

— Ce n’est pas le genre de siège auquel vous êtes habitué, j’en suis sûre – puis, redevenant timide, elle ajouta d’une voix rauque : Je suis désolée.

— Mais non.

Keen regardait ses mains serrées dans son giron, il avait envie de les saisir.

— J’aimerais pouvoir vous loger de manière plus confortable.

Elle leva les yeux et le regarda fixement.

— Qu’espérez-vous de moi ?

Elle ne paraissait ni irritée ni effrayée. On aurait dit qu’elle était prête à l’entendre lui demander librement ce qu’on l’avait forcée de donner sous la contrainte.

— Je vais m’occuper de vous, lui répondit Keen.

Et il baissa les yeux, s’attendant à la voir appeler le factionnaire, ou, châtiment plus sévère, rire aux éclats de ce balourd et de sa balourdise.

Sans dire un mot, elle se leva de son tabouret, vint s’agenouiller à ses pieds et posa sa tête sur ses genoux.

Keen lui caressa les cheveux sans s’en rendre compte, murmurant des mots sans suite, n’importe quoi pourvu qu’il pût prolonger ces instants inimaginables.

Puis on entendit un bruit de pieds dans la descente, et le factionnaire fit claquer la crosse de son mousquet sur le pont. Tuson était de retour.

Quand elle leva son regard vers Keen, il vit ruisseler de ses yeux le torrent de larmes qu’il avait d’abord senti s’épancher à travers l’étoffe de son uniforme blanc.

— C’est bien vrai, vous le ferez, n’est-ce pas ?

Les mots avaient du mal à sortir.

Keen se leva, la remit debout. Nu-pieds, elle lui arrivait à peine à hauteur de la poitrine.

Il effleura son visage puis, très doucement, comme s’il tenait un objet précieux et délicat, lui releva le menton du bout des doigts.

— Croyez-moi. Jamais je n’ai promis quelque chose de manière aussi sérieuse.

L’ombre de Tuson se glissa entre eux, et il recula lentement jusqu’à la porte.

Le chirurgien, qui les observait, fut surpris de se sentir ému, après tout ce que son métier lui avait fait voir. Un secret. Mais un secret qui n’allait pas longtemps en rester un.

Ozzard et ses aides avaient apporté des fanaux supplémentaires dans la grand-chambre, si bien que les fenêtres qui surplombaient le port paraissaient noires.

C’était la première fois que tous les commandants de l’escadre se trouvaient réunis ainsi. Sur fond de bonne humeur, on pouvait percevoir chez tout un chacun quelque soulagement de rester à l’abri de l’épidémie.

Keen attendit que l’on eût fini de remplir les verres, puis annonça :

— Je vous demande d’écouter, messieurs.

Bolitho se tenait près des fenêtres, les mains cachées sous les revers de sa redingote.

Un terrien aurait été impressionné, songeait-il ; sa petite troupe de commandants avait fière allure sous les fanaux qui se balançaient.

Francis Inch était le plus ancien. Pas trace de la moindre anxiété ni de la plus faible inquiétude sur sa longue figure. Keen, seul autre capitaine de vaisseau ancien, avait l’air plus tendu.

Il songeait encore à ce qui s’était passé entre sa passagère et Keen. Bolitho se disait que c’était une bonne chose. Une jeune Jamaïcaine, une fille qui accompagnait les femmes des officiers de la garnison, avait supplié qu’on ne l’envoyât pas à terre. Compte tenu des ordres du gouverneur, il semblait convenable de la donner pour compagne à Zénoria Carwithen. Sans aller jusqu’à faire taire les rumeurs, cela mettrait une sourdine aux commérages.

Philip Montresor, de la Dépêche, était un jeune homme au visage énergique et l’épaulette unique qui ornait son épaule droite ne semblait pas l’intimider le moins du monde. À côté de lui, Tobias Houston, de l’lcare, faisait plutôt âgé pour son grade, grade qu’il devait à un détour par la Compagnie des Indes puis les douanes. Il avait une figure ronde, ridée comme une vieille noix, une bouche en lame de couteau.

Le commandant Marcus Quarrell s’était penché pour murmurer quelque chose à l’oreille de Lapish, qui avait commandé le brick Le Rapide avant lui. Quarrell était un homme rond et jovial, originaire de l’île de Man. Mais sa bonne humeur ne parvenait pas à dérider Lapish, qui semblait encore perdu dans le brouillard.

Le lieutenant de vaisseau Hallowes, du cotre Le Suprême, était lui aussi présent, et à bon droit : il était tout aussi commandant que les autres. Pour l’instant du moins.

Quelle salade russe ! songea Bolitho. L’ensemble de la flotte devait ressembler à cette brochette tandis que Leurs Seigneuries essayaient de trouver des navires et des hommes pour une guerre que même un imbécile aurait vue venir.

Il voyait les visages attentifs, le bleu et les dorures de leurs uniformes, la confiance que trahissait leur voix. Il commença :

— Messieurs, j’ai l’intention d’appareiller sans tarder. Dans l’une de ses dépêches, le gouverneur m’informe qu’un bâtiment de la Compagnie des Indes orientales doit arriver d’un instant à l’autre avant de se diriger vers le cap de Bonne-Espérance. Il est armé par un équipage entraîné et, avec son artillerie, il pourra faire une escorte convenable aux deux transports de déportés, le temps qu’ils se mettent hors de portée des Français. Je suis sûr que le gouverneur saura convaincre cet épicier.

Ils éclatèrent de rire. L’honorable Compagnie des Indes orientales était connue pour ne pas trop aimer perdre son temps, pour quelque motif que ce fût.

Bolitho avait réussi à dissimuler son soulagement : il avait craint que le gouverneur n’eût exigé un de ses bâtiments pour s’acquitter de cette tâche, il n’en avait déjà pas suffisamment sans cela.

Il poursuivit :

— Tout ceci n’a rien à voir avec le blocus de Brest et du golfe de Gascogne. Là-bas, même si c’est fastidieux pour les bâtiments qui en sont chargés, on peut toujours les relever et les envoyer en Angleterre se refaire en l’espace de deux semaines. En Méditerranée, nous n’avons pas cette possibilité. Toulon demeure notre principale source d’inquiétude. Surveiller l’ennemi et deviner ses intentions exigera une vigilance de tous les instants. Mais où pourrions-nous aller faire des vivres et, plus grave encore, trouver de l’eau douce ? Huit cents milles séparent Gibraltar de Toulon, et il y a à peu près autant entre Toulon et Malte. Un vaisseau qui quitte Malte peut rester sans contact avec son amiral pendant plus de deux mois, poursuivit-il en esquissant un sourire, chose sans doute plaisante pour son commandant (sourires dans l’assistance), mais, pendant ce temps-là, l’ennemi peut s’être envolé. Je ne doute pas que le vice-amiral Nelson ait déjà imaginé une solution. Dans le cas contraire, j’ai l’intention d’agir de mon propre chef.

Les commandants des soixante-quatorze pesaient ce qu’il venait de dire. Les vaisseaux embarquaient quatre-vingt-dix jours d’eau douce, en tenant compte des restrictions. Avant toute chose, il leur fallait trouver une aiguade.

— Vous pouvez continuer l’école à feu et l’école de manœuvre à votre convenance. Cela améliore le niveau et garde les hommes occupés.

On sentait des odeurs de cuisine, et il comprit qu’Ozzard attendait de servir le souper. Il conclut :

— Nous poursuivrons plus tard, mais avez-vous d’ores et déjà des questions ?

Montresor se leva. Tout comme Keen, il avait les cheveux blonds et le teint frais d’un jeune homme. Il demanda :

— Allons-nous soumettre Toulon et les autres ports au blocus, sir Richard ?

— Pas exactement, répondit Bolitho. Notre première tâche consiste à les attraper s’ils sortent et à les défaire. Ils vont nous tâter, souvenez-vous-en, ils vont essayer de jauger nos forces comme nos capacités.

Ses yeux tombèrent sur Keen, le seul à savoir ce que son amiral avait gardé pour la bonne bouche.

— Il existe une escadre française qui vient de se former, mais on ne l’a pas encore signalée à Toulon, articula Bolitho, bien conscient que la chose était difficile à croire et impossible à admettre. C’est le contre-amiral Jobert qui la commande.

Il les vit qui échangeaient des regards entendus. Pour tel ou tel d’entre eux, la nouvelle ne tombait pas dans l’oreille d’un sourd.

Il balaya la chambre d’un regard circulaire.

— Vous êtes à bord de son bâtiment, messieurs. Nous nous en sommes emparés il y a cinq mois de cela.

Comment Jobert s’était-il débrouillé ? Il avait peut-être obtenu de se faire échanger contre un prisonnier anglais de même rang, mais Bolitho n’avait pas entendu parler d’un tel accord.

— Il aura connaissance de nos mouvements, et il sait aussi que ma marque flotte sur l’escadre. C’est un brave, un officier plein de ressource, et il a envie de se venger.

Inch se pencha un peu en hochant du chef :

— Cette fois-ci, nous l’achèverons !

Bolitho s’adressa aux trois officiers les moins anciens.

— Votre rôle a une importance déterminante. Je n’en doute pas un seul instant, c’est Jobert qui était derrière le piège tendu au Barracuda.

En fait, ce n’était guère plus qu’une hypothèse, mais elle s’accordait plutôt bien avec ce qu’il savait de Jobert. Et, à voir la gratitude qu’affichait Lapish, il ne regrettait pas de l’avoir formulée. En voilà un qui ne referait plus la même erreur !

Bolitho poursuivit :

— Jobert peut décider de fouiller tout petit bâtiment, tout navire isolé, puis le détruire, laissant ainsi le vaisseau amiral sourd et aveugle.

Avec son ex-vaisseau amiral et l’Hélicon, autre prise aux dépens des Français, deux bâtiments qui se pavanaient dans ses eaux, Jobert n’allait pas avoir besoin de se faire prier pour relever le gant.

Bolitho se demandait vaguement si l’amiral Sheaffe avait pris connaissance de toute cette histoire, la dernière fois qu’il l’avait vu. Ce qui constituait un encouragement pour l’un était un aiguillon pour l’autre. Peut-être vais-je tout bonnement servir d’appât ?

Keen murmura d’un ton amer :

— Peut-être aurions-nous dû nous en débarrasser une fois pour toutes ?

Cette véhémence ne lui ressemblait guère.

Il devait se faire du souci pour la jeune fille et ce qu’il adviendrait d’elle lorsqu’ils s’enfonceraient plus profondément en Méditerranée. Quelle était la bonne conduite à tenir avec elle ? Après tout, ses plans étaient peut-être mauvais et finiraient par lui causer du tort ?

Il chassa cette pensée de son esprit. La guerre n’attendait pas. Et elle promettait d’être pire que tout ce qu’ils avaient connu. Il décida d’une voix calme :

— Allons souper, messieurs.

Inch ajouta, tout joyeux :

— Et pensons à nos petites chéries, hein !

— Certains peuvent faire mieux qu’y penser, à plusieurs égards, lâcha le capitaine de vaisseau Houston, les lèvres pincées.

Keen pâlit, mais réussit à ne pas sortir de ses gonds. Bolitho répliqua à sa place :

— Commandant, je ne suis pas sûr que vous ayez voulu vous montrer offensant. Si c’est le cas, je me considère moi-même comme offensé – ses yeux gris s’étaient soudain faits durs. J’attends.

Le silence était aussi oppressant que l’humidité de l’air.

Houston croisa le regard de Bolitho et fit piteusement :

— Je ne voulais pas vous offenser, sir Richard !

— Je suis ravi de l’apprendre.

Et Bolitho se détourna. Houston était un imbécile. Pis encore, il pouvait devenir leur maillon faible.

Lui revinrent à l’esprit les mots d’Inch qui avaient provoqué la pique de Houston. J’écrirai demain à Belinda. Mais cette idée, à la seconde, se désagrégea sur place, comme un nuage.

Tandis que les autres se dirigeaient vers la longue table qui brillait de toutes ses chandelles, Keen lui glissa rapidement :

— Ce n’est que le commencement, amiral. Je m’en veux. Je n’aurais pas dû laisser les choses se passer…

Bolitho le regarda en face et, sans se soucier des autres, lui prit le bras avec une force inhabituelle.

— N’en dites pas plus. Demain, la semaine prochaine peut-être, nous risquons d’aller rejoindre nos amis disparus, ou bien nous gémirons pendant qu’on jettera nos membres dans les bailles de Tuson. C’est quelque chose que vous n’avez peut-être jamais prévu – il relâcha sa prise. En vérité, Val, je vous envie, conclut-il en souriant.

Et il s’éloigna avant que Keen eût pu répondre.

Deux jours plus tard, un imposant vaisseau de la Compagnie des Indes jetait l’ancre dans la baie. L’escadre de Bolitho appareilla et prit la mer dans une lumière mouillée. À bord de tous les bâtiments, tandis que le vent les poussait vers le large, les commis s’inquiétaient pour l’eau douce et les vivres, les commandants se demandaient comment faire avec le peu qui leur restait de cordage et de toile.

 

Mille milles devant l’escadre, le petit brick la Luciole avait mis en panne sous le vent du vaisseau amiral.

Adam Bolitho se tenait sur la vaste dunette et observait tour à tour les autres navires puis la marque de vice-amiral frappée au mât de misaine. Tel oncle, tel neveu… et pourtant, quelle différence du tout au tout ! Plusieurs visiteurs s’étaient rendus à bord et le capitaine de pavillon avait à peine pris le temps de le saluer d’un signe de tête.

Une épaulette unique était ici bien peu de chose, songeait-il. Mais l’enjeu et aussi le frisson que lui donnait ce premier rendez-vous à son bord, le soutenaient encore. La simple vue du Rocher dans toute sa majesté lui avait semblé un spectacle stimulant, rien que pour lui. À présent, il était bien là, à bord de ce vieux Victory, ignoré de tous sans doute, mais il était bien là.

Il s’abrita les yeux pour examiner son petit bâtiment, jeune et plein de vie, à son image.

Il devait tout cela à son oncle, lequel, bien entendu, n’eût pas manqué de se récrier à entendre une chose pareille. Adam soupira. Son oncle qui allait fêter son anniversaire le lendemain, mais personne ne s’en souviendrait pour lui, et ce jour passerait comme un jour ordinaire. Plus vraisemblablement, il attendrait le jour d’après, où cela ferait deux ans, jour pour jour, qu’il avait épousé Belinda à Falmouth. Ces deux années avaient été dures, ils en avaient passé le plus clair à la mer, selon la tradition des Bolitho. Et voilà qu’il y avait aussi cette petite Elizabeth, mais il manquait quelque chose.

L’aide de camp le rejoignit sur la dunette, plein de curiosité.

— Le secrétaire termine les dépêches que vous devez prendre. Ce ne sera pas long.

— Merci.

— En attendant, Lord Nelson aurait plaisir à vous voir. Veuillez me suivre.

Adam se dirigea vers l’arrière, l’esprit tout tourneboulé. Il avait vingt-trois ans et, avec la Luciole, pensait avoir obtenu tout ce qu’il souhaitait.

Une voix annonça :

— Le commandant Adam Bolitho, milord.

En fait, ce n’était qu’un début.

 

Flamme au vent
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